Plus de 80 ans d'histoire...
Véritable joyau du patrimoine nord-côtier, l’église Sainte-Amélie constitue une source de fierté pour la population de Baie‑Comeau. Elle a célèbré ses noces de diamant en 2015. Sa valeur architecturale est reconnue à la grandeur du Québec.
D’où lui vient cette célébrité? Il faut effectuer un voyage dans le temps et remonter à l’année 1937, alors que le colonel Robert Rutherford McCormick avait entrepris de construire une usine de pâte et papier avant-gardiste dans une ville à naître qui se voulait une cité modèle. Ses gens s’échinaient à cet ambitieux projet depuis avril 1936, sous la direction du président de la Québec North Shore Paper (QNSP), le capitaine Arthur A. Schmon. Éditeur et propriétaire du Chicago Tribune, le colonel avait besoin de papier pour ses journaux. Bâtisseur d’un fabuleux empire, il voyait grand.
« Dès la fondation de la ville, on avait fait construire le soubassement qui servait d’église provisoire, mais les directeurs de cette compagnie, désirant donner à cette petite ville un cachet de spéciale beauté, avaient compris que l’église en devait être le principal monument. L’entreprise devait être coûteuse. Sans demander à la compagnie le cadeau absolument gratuit, ce qui aurait pour effet de faire perdre aux fidèles la conscience de leurs responsabilités à l’égard de l’Église et du culte, les autorités religieuses demandaient des garanties financières. Les garanties, très avantageuses, spontanément offertes par le directeur de la Compagnie, firent décider la construction », écrit Mgr Napoléon-Alexandre Labrie, dans sa Chronique du diocèse du Golfe Saint-Laurent¹.
Mgr Labrie résume bien l’état d’esprit des fondateurs de Baie‑Comeau, leur immense fierté et leur désir de doter la nouvelle communauté d’une belle église, mais il n’était pas encore en autorité en 1937. Le diocèse du Golfe Saint-Laurent n’existait même pas. C’était un vicariat apostolique sous la direction de Mgr Julien-Marie Leventoux. Le Père Louis-Philippe Gagné fut nommé curé de la paroisse St-Joseph. L’église Sainte-Amélie porta ce nom jusqu’en 1940.
Le vicaire apostolique avait signé une entente avec le président Arthur A. Schmon pour la construction d’une église temporaire de 18 000 $, le 6 avril 1937. La QNSP s’engageait à donner 10 000 $ et à garantir un emprunt de 8 000 $ à la Banque canadienne nationale, à un taux nettement avantageux de 3.5 %. Elle prenait aussi l’engagement d’acheter cet édifice dès que l’église permanente serait prête à accueillir les fidèles. L’entente prévoyait aussi l’érection d’un presbytère temporaire.
La compagnie fit don des lots pour l’érection de l’église actuelle et du presbytère sur la rue Marquette. Les travaux de déboisements sur le site de l’église débutèrent à l’automne 1937. Mgr Leventoux fit le voyage de Havre St-Pierre, où se trouvait le siège du vicariat depuis 1882, jusqu’à Baie‑Comeau pour bénir le soubassement de la future église Ste-Amélie. La cérémonie eut lieu le 17 octobre, en présence d’une foule nombreuse.
Il n’était pas encore question d’une église permanente, mais le vaillant Père Gagné veillait au grain. En juin 1937, Mgr Leventoux avait remis sa démission. Et, le 3 avril 1938, le Père Labrie, alors missionnaire à La Tababière, recevait un télégramme de son supérieur lui apprenant qu’il était nommé en remplacement du démissionnaire. Le nouveau vicaire apostolique sera sacré évêque le 17 juillet à Québec.
Le Père Gagné souhaite plus que jamais une église permanente. Il en parle au président Schmon, qu’il connaît depuis la création de Shelter Bay. Il s’en ouvre à son évêque, qui conseille la patience. Il suggère même d’aller voir le colonel à Chicago. Finalement, Mgr Labrie et le Père Gagnon sont convoqués par le président de la QNSP, à Montréal, le 18 décembre 1938, pour discuter de la construction d’une église à Baie‑Comeau.
Une lettre suit le lendemain. Elle confirme le désir du capitaine Schmon de voir la construction d’une église catholique à Baie‑Comeau dans les meilleurs délais. « Une église pas trop extravagante, mais, en même temps, qui devra posséder tous les attraits d’une architecture allant de pair et respectant les exigences topographiques du terrain existant de façon à ce qu’elle soit attrayante² »
Un cadeau d'une grande générosité
La compagnie QNSP tint parole. Elle garantit un prêt auprès de la Banque canadienne nationale pour permettre aux autorités religieuses d’aller de l’avant avec la construction d’une église de style Dom Bellot, sur la rue Marquette, sur un promontoire dominant la baie des Anglais.
Les travaux de construction de l’église coûtèrent 114 000 $. L’ouverture des soumissions se fit le 5 juin 1939 et le contrat fut alloué trois jours plus tard à l’entrepreneur Georges Dubé. Les parties signèrent le document le 19 juin. L’architecte Gaston Gagnier se vit confier la mission de concevoir les plans. Le temple fut livré en juin 1940.
Les valeurs architecturale et historique de cette église reposent sur plusieurs éléments. Le revêtement extérieur en granit rose en fait partie. La pierre utilisée pour le parement de l’édifice provient de l’emplacement même de la construction. Elle lui confère cette dignité toute naturelle qui émane des plus grands monuments de l’histoire universelle.
La décoration intérieure est somptueuse. Mgr Labrie en explique l’origine dans sa chronique du diocèse du Golfe Saint-Laurent. « Le Colonel McCormick reçut avec une joie profonde la nouvelle de la construction de l’église de Baie‑Comeau, écrit-il. Pour bien témoigner sa satisfaction des proportions et de la beauté qu’on avait données à ce temple, il voulut lui faire un cadeau d’une grande générosité. Mme McCormick venait de mourir et il voulait en même temps par ce cadeau rendre hommage aux goûts artistiques de son épouse, et laisser comme un monument à sa mémoire. Il offrit dont un vitrail, qu’il voulut grand et beau : « Si beau, disait-il, qu’il vaille la peine de partir de Montréal pour venir le voir à Baie‑Comeau ». Le prix importait peu³ ».
Le Père Gagné consulta l’architecte qui conseilla des fresques. La construction de l’église étant déjà commencée, l’introduction d’une telle modification aurait entraîné de grands frais et une altération presque totale des plans. « Le Père Gagné écrivit au Colonel, qui se rendit à l’évidence, et accepta les fresques bien qu’à regret », raconte Mgr Labrie. Comme évêque, il fut aussi consulté et donna son accord, « à la condition expresse d’apporter un soin tout particulier au choix de l’artiste⁴ ».
Dans sa Chronique, Mgr Labrie confesse que s’il admettait l’art moderne en architecture, plus économique, plus commode, il en était l’adversaire déclaré en peinture et en sculpture. « Cette forme d’expression artistique devait être bannie de l’église », écrit-il. Quoiqu’il en soit, le Père Gagné se vit recommander Guido Nincheri, dont la réputation artistique lui vaudra le surnom de « Michel-Ange de Montréal ».
Avec Mgr Labrie, le bon curé visita des églises décorées par ce fresquiste, surtout Saint Léon Le Grand de Westmont. Le contrat fut accordé à Nincheri. Le Père Gagné se rendit à Chicago, où le colonel McCormick lui remit la somme de 11 000 $, prix du contrat. L’artiste se mit à l’œuvre en août 1940, mais fut arrêté « comme étranger de nationalité ennemie, par un agent par trop zélé », poursuit Mgr Labrie, dans ses mémoires.
Que reprochait-on à ce peintre né à Prato, en Italie? D’avoir peint le portrait du dictateur Benito Mussolini sur un cheval dans une des fresques de l’église Notre-Dame-de-la-Défense dans la Petite Italie de Montréal. L’artiste toscan fut interné durant trois mois à Pétawawa, en Ontario. « Cette arrestation intempestive qu’il fallut faire révoquer après de longues démarches, raconte Mgr Labrie, causera un retard considérable ».
La famille de l’artiste dut prouver que celui-ci fut contraint d’introduire le portrait de Mussolini. Les syndics de l’église menaçaient d’annuler le contrat s’il n’obéissait pas. Comme il s’agissait du premier contrat en importance de sa carrière, il obéit à regret. Sa femme, Guilia, déposa les esquisses originales. L’image du dictateur n’y figurait pas. L’ajout réclamé visait à honorer Mussolini pour la signature des Accords du Latran.
Une fois libéré, Nincheri reprit son travail, peignant toutes les surfaces intérieures de l’église Sainte-Amélie, entre 1940 et 1945. Il fit appel aux élèves de l’école voisine de l’église qui lui servirent de modèles pour les anges du chœur. Plusieurs dames de Baie‑Comeau acceptèrent de poser pour le peintre. Liette Boisseau-Allard prêta ses traits pour la figure de la sainte Amélie. L’artiste s’est même représenté dans les traits de l’un des gardiens du tombeau, surpris par la résurrection du Christ, du « Christ triomphant ».
Ce beau présent du fondateur de Baie‑Comeau ne manquera pas d’accroître la renommée de l’église, qui fut baptisée du nom d’Amélie, en hommage à la mémoire de la première épouse du colonel, Amy, décédée le 14 août 1939.
Première cathédrale de la Côte-Nord
La création du diocèse du Golfe Saint-Laurent le 24 novembre 1945 et le désir de Mgr Labrie de se rapprocher des grands centres pour mieux jouer son rôle d’évêque allaient propulser la jeune église Sainte-Amélie dans l’histoire. En 1946, le siège du diocèse est transféré à Baie‑Comeau, où Mgr Labrie prendra officiellement possession de son église cathédrale le 11 août, à l’occasion d’une messe pontificale solennelle.
Les trois cloches sont bénies le même jour. Le carillon avait été commandé en 1939, avant le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale. Elles avaient déjà été fondues et gravées selon les indictions fournies par la Maison Paccard. Pour éviter qu’elles ne soient saisies par les nazis, les fils Paccard les avaient enfouies dans le sol d’Annecy. Elles y furent en sécurité jusqu’à la fin du conflit.
Les cloches arrivèrent à Baie‑Comeau, près de deux mois avant l’intronisation de Mgr Labrie, le 15 juin. Elles furent entreposées durant tout ce temps. Chacune d’elle porte un nom. Sur chacune d’elles sont gravés les noms de leurs parrains et marraines. La cloche Robert a été parrainée par le colonel McCormick et Mme Jack Molly; la cloche Catherine par Pierre Ouellet5 et Mme Jack Lever, et la dernière, la cloche Arthur, par Arthur A. Schmon et Mme Edmond Nadeau. Elles donnent les notes fa, sol et la.
À partir de ce moment, l’église Sainte-Amélie sera connue sous le nom de Cathédrale Saint-Jean-Eudes. Elle conservera ce titre jusqu’au 15 mai 1960, jusqu’à la bénédiction de l’actuelle cathédrale St-Jean-Eudes et du transfert du siège épiscopal dans la nouvelle ville de Hauterive fondée douze ans plus tôt par Mgr Labrie. Le diocèse change de nom.
L’église Sainte-Amélie a aussi été témoin de l’intronisation de Mgr Gérard Couturier, successeur de Mgr Labrie. Cette cérémonie grandiose eut lieu le 12 mars 1957.
Le sauvetage d'un joyau patrimonial
L’église Sainte-Amélie s’est retrouvée bien malgré elle au cœur d’une longue saga pour la préservation de ce joyau patrimonial. Le coup d’envoi a été donné le 1er octobre 2001 lorsque la fabrique de la paroisse de La Nativité-de-Jésus a annoncé la fermeture temporaire de la plus ancienne église catholique de Baie‑Comeau.
Jean-Paul Montigny est monté aux barricades pour préserver ce monument, le seul qui rappelle encore l’époque prestigieuse de la Compagnie de papier QNS. À 78 ans, ce vétéran de la scène politique municipale a lancé un SOS. Il a mis en place un comité de défense et fait signé une pétition endossée par 2 595 personnes pour sauver Sainte-Amélie.
Ces démarches ont reçu l’appui de la Ville de Baie‑Comeau qui a classé l’église comme monument historique, comme l’y autorise la Loi sur les biens culturels. Le règlement a été adopté le 9 octobre 2001. Il est entré en vigueur le 17 décembre 2001. Dans une lettre datée du 4 février 2002, la ministre Diane Lemieux réplique et avise le conseil municipal que l’église Sainte-Amélie a été inscrite au Registre des biens cultures à titre de monument historique.
Dans l’année qui suit, l’église figure à l’inventaire des lieux de culte sous la cote B, c’est-à-dire que le Conseil du patrimoine religieux du Québec en considère la valeur comme « exceptionnelle » sur la Côte-Nord. La fiche est datée du 9 septembre 2003.
La valeur patrimoniale de l’église Sainte-Amélie est enfin reconnue, mais cela ne suffit pas à la préserver de la fermeture. Celle-ci survient le 19 octobre 2002, mais sera de courte durée. Une campagne de souscription est mise en place pour collecter des fonds pour des travaux de réparation et financer les coûts d’opération. De son côté, la fabrique forme un comité tripartite qui conseille la réouverture de l’église. Les fidèles pourront continuer d’y accomplir leurs dévotions à compter du 22 décembre, alors qu’une messe de réconciliation y sera célébrée. L’église devient lieu de culte à vocation mixte.
Après une accalmie de huit ans, les citoyens seront une fois de plus interpellés par la seconde annonce de fermeture de l’église. La nouvelle sort le 19 janvier 2010. Elle a l’effet d’une bombe dans le public. La fabrique fait changer les serrures quelques jours plus tard, le 5 février. Quarante-huit heures plus tard, une marche silencieuse réunit 200 personnes. L’opposition à la fermeture s’organise. Une pétition contenant 5 000 signatures est remise à Mgr Jean-Pierre Blais le 12 février, puis déposée au conseil municipal de Baie‑Comeau trois jours plus tard.
Un comité de sauvegarde mis en place en 2006 pour trouver du financement, qui porte maintenant le nom de Corporation église sainte-Amélie… ouverte à la vie, propose d’acheter le temple religieux. La vente sera conclue le 8 décembre 2010.
L’église continue de jouer un rôle de premier plan dans l’industrie touristique depuis ce jour. Elle en constituait même l’un des fleurons depuis quelques années. La Corporation doit recueillir environ 50 000 $ par année pour couvrir les dépenses courantes de l’église. Le chauffage est sans doute la plus importante, car il permet de conserver intactes les fresques peintes par Nincheri. Elle veille aussi à l’entretien de l’édifice.
Chronique du diocèse du Golfe Saint-Laurent, 2003, page 133.
Église Ste-Amélie, 75e anniversaire, 2015, Lorraine Gagnon Fortin, page 5.
Chronique du diocèse du Golfe Saint-Laurent, 2003, page 147.
Ibid, page 147.
Responsable de l’aplanissement du terrain, Pierre Ouellet livra gratuitement le premier voyage de pierres destinées à construire l’église le 20 juin 1939. Échevin et marguiller, ce contracteur forestier allait se faire élire député de l’Union nationale à trois reprises, de 1948 à 1960. Aujourd’hui, un boulevard porte son nom à Baie‑Comeau.
Le tout premier mariage catholique célébré à Baie‑Comeau le fut le 15 juin 1937, alors que Roméo Marcel Delarosbil unissait sa destinée à celle de Léocadie Martel. Le Père Gagné note que personne n’a signé avec eux car il n’existait pas de registre. Dans l’album souvenir du 25e anniversaire de l’église, il y a une petite erreur historique. On y mentionne que le premier mariage catholique a eu lieu le 11 novembre 1937, alors que l’architecte Rodolphe Lajoie épousait Caroline Thuot. M. Lajoie a dessiné les plans des maisons de Baie‑Comeau.
L’Église Sainte-Amélie de Baie‑Comeau, Mémoire destiné au Conseil québécois du Patrimoine religieux, septembre 2004, Christina Carier, p. 5
Texte : Raphaël Hovington | Photos : Société historique de la Côte-Nord